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ils succomberont sous l'animadversion, la vituperation, l'indignation, la fureur, l'execration et l'abomination
publiques. Voila l'abime ou les a conduits l'atheisme, la libre pensee, le libre examen, la pretention
monstrueuse de juger par eux-memes, d'avoir une opinion propre.
Sans doute, sans doute, repliqua le pere Cornemuse en secouant la tete; mais-je vous avoue que le soin de
distiller des simples m'a detourne de suivre les affaires publiques. Je sais seulement qu'on parle beaucoup d'un
certain Pyrot. Les uns soutiennent qu'il est coupable, les autres affirment qu'il est innocent, et je ne saisis pas
bien les motifs qui poussent les uns et les autres a s'occuper d'une affaire qui ne les regarde pas.
Le pieux Agaric demanda vivement:
Vous ne doutez pas du crime de Pyrot?
Je n'en puis douter, tres cher Agaric, repondit le religieux des Conils; ce serait contraire aux lois de mon
pays, qu'il faut respecter tant qu'elles ne sont pas en opposition avec les lois divines. Pyrot est coupable
puisqu'il est condamne. Quant a en dire davantage pour ou contre sa culpabilite, ce serait substituer mon
autorite a celle des juges, et je me garderai bien de le faire. C'est d'ailleurs inutile, puisque Pyrot est
condamne. S'il n'est pas condamne parce qu'il est coupable, il est coupable parce qu'il est condamne; cela
revient au meme. Je crois a sa culpabilite comme tout bon citoyen doit y croire; et j'y croirai tant que la justice
etablie m'ordonnera d'y croire, car il n'appartient pas a un particulier, mais au juge, de proclamer l'innocence
d'un condamne. La justice humaine est respectable jusque dans les erreurs inherentes a sa nature faillible et
bornee. Ces erreurs ne sont jamais irreparables; si les juges ne les reparent pas sur la terre, Dieu les reparera
dans le ciel. D'ailleurs j'ai grande confiance en ce general Greatauk, qui me semble plus intelligent, sans en
CHAPITRE V. LES REVERENDS PERES AGARIC ET CORNEMUSE 92
L'ile Des Pingouins
avoir l'air, que tous ceux qui l'attaquent.
Bien cher Cornemuse, s'ecria le pieux Agaric, l'affaire Pyrot, poussee au point ou nous saurons la conduire
avec le secours de Dieu et les fonds necessaires, produira les plus grands biens. Elle mettra a nu les vices de la
republique anti-chretienne et disposera les Pingouins a restaurer le trone des Draconides et les prerogatives de
l'Eglise. Mais il faut pour cela que le peuple voie ses levites au premier rang de ses defenseurs. Marchons
contre les ennemis de l'armee, contre les insulteurs des heros, et tout le monde nous suivra.
Tout le monde, ce sera trop, murmura en hochant la tete le religieux des Conils. Je vois que les Pingouins
ont envie de se quereller. Si nous nous melons de leur querelle, ils se reconcilieront a nos depens et nous
payerons les frais de la guerre. C'est pourquoi, si vous m'en croyez, tres cher Agaric, vous n'engagerez pas
l'Eglise dans cette aventure.
Vous connaissez mon energie; vous connaitrez ma prudence. Je ne compromettrai rien.... Bien cher
Cornemuse, je ne veux tenir que de vous les fonds necessaires a notre entree en campagne.
Longtemps Cornemuse refusa de faire les frais d'une entreprise qu'il jugeait funeste. Agaric fut tour a tour
pathetique et terrible. Enfin, cedant aux prieres, aux menaces, Cornemuse, a pas trainants et la tete penchee,
gagna son austere cellule ou tout decelait la pauvrete evangelique. Au mur blanchi a la chaux, sous un rameau
de buis benit, un coffre-fort etait scelle. Il l'ouvrit en soupirant et en tira une petite liasse de valeurs que, d'un
bras raccourci et d'une main hesitante, il tendit au pieux Agaric.
N'en doutez pas, tres cher Cornemuse, dit celui-ci, en plongeant les papiers dans la poche de sa douillette,
cette affaire Pyrot nous a ete envoyee par Dieu pour la gloire et l'exaltation de l'Eglise de Pingouinie.
Puissiez-vous avoir raison! soupira le religieux des Conils.
Et, reste seul dans son laboratoire, il contempla, de ses yeux exquis, avec une tristesse ineffable, ses fourneaux
et ses cornues.
CHAPITRE VI. LES SEPT CENTS PYROTS
Les sept cents pyrots inspiraient au public une aversion croissante. Chaque jour, dans les rues d'Alca, on en
assommait deux ou trois; l'un d'eux fut fesse publiquement, um autre jete dans la riviere; un troisieme, enduit
de goudron, roule dans des plumes et promene sur les boulevards a travers une foule hilare; un quatrieme eut
le nez coupe par un capitaine de dragons. Ils n'osaient plus se montrer a leur cercle, au tennis, aux courses; ils
se dissimulaient pour aller a la Bourse. Dans ces circonstances il parut urgent au prince des Boscenos de
refrener leur audace et de reprimer leur insolence. S'etant, a cet effet, reuni au comte Clena, a M. de la
Trumelle, au vicomte Olive, a M. Bigourd, il fonda avec eux la grande association des antipyrots a laquelle les
citoyens par centaines de mille, les soldats par compagnies, par regiments, par brigades, par divisions, par
corps d'armee, les villes, les districts, les provinces, apporterent leur adhesion.
Environ ce temps, le ministre de la guerre, se rendant aupres de son chef d'etat-major, vit avec surprise que la
vaste piece ou travaillait le general Panther, naguere encore toute nue, portait maintenant sur chaque face,
depuis le plancher jusqu'au plafond, en de profonds casiers, un triple et quadruple rang de dossiers de tout
format et de toutes couleurs, archives soudaines et monstrueuses, ayant atteint en quelques jours la croissance
des chartriers seculaires.
Qu'est-ce que cela? demanda le ministre etonne
CHAPITRE VI. LES SEPT CENTS PYROTS 93
L'ile Des Pingouins
Des preuves contre Pyrot, repondit avec une patriotique satisfaction le general Panther. Nous n'en
possedions pas quand nous l'avons condamne: nous nous sommes bien rattrapes depuis.
La porte etait ouverte; Greatank vit deboucher du palier une longue file de portefaix, qui venaient decharger
dans la salle leurs crochets lourds de papiers, et il apercut l'ascenseur qui s'elevait en gemissant, ralenti par le
poids des dossiers.
Qu'est-ce que cela encore? fit-il.
Ce sont de nouvelles preuves contre Pyrot, qui nous arrivent, dit Panther. J'en ai demande dans tous les
cantons de Pingouinie, dans tous les etats-majors et dans toutes les cours d'Europe; j'en ai commande dans
toutes les villes d'Amerique et d'Australie et dans toutes les factoreries d'Afrique; j'en attends des ballots de
Breme et une cargaison de Melbourne.
Et Panther tourna vers le ministre le regard tranquille et radieux d'un heros. Cependant Greatauk, son carreau
sur l'oeil, regardait ce formidable amas de papiers avec moins de satisfaction que d'inquietude:
C'est fort bien, dit-il, c'est fort bien! Mais je crains qu'on n'ote a l'affaire Pyrot sa belle simplicite. Elle etait
limpide; ainsi que le cristal de roche, son prix etait dans sa transparence. On y eut vainement cherche a la
loupe une paille, une faille, une tache, le moindre defaut. Au sortir de mes mains, elle etait pure comme le
jour; elle etait le jour meme. Je vous donne une perle et vous en faites une montagne. Pour tout vous dire, je
crains qu'en voulant trop bien faire, vous n'ayez fait moins bien. Des preuves! sans doute il est bon d'avoir des
preuves, mais il est peut-etre meilleur de n'en avoir pas. Je vous l'ai deja dit, Panther: il n'y a qu'une preuve
irrefutable, les aveux du coupable (ou de l'innocent, peu importe!). Telle que je l'avais etablie l'affaire Pyrot ne
pretait pas a la critique; il n'y avait pas un endroit par ou on put l'atteindre. Elle defiait les coups; elle etait
invulnerable parce qu'elle etait invisible. Maintenant elle donne une prise enorme a la discussion. Je vous
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