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jeunesse, mais plutôt un fruit de l'expérience. J'en dirais autant des supers-
titions, qui sont toutes comme les marques de l'âge et nos étrivières. Au reste
il se peut que la chance rassemble toutes les superstitions en une seule idée.
Mais d'abord disons que l'idée commune de la chance est celle d'une suite
d'essais constamment favorables ou défavorables, et sans qu'on puisse aperce-
voir comment un essai dépend de l'autre. Et il me semble que les jeux ne
peuvent guère donner cette idée-là, et qu'au contraire ils la reçoivent. Toute-
fois je vois bien par où ils la reçoivent ; c'est par cette condition, qui se
retrouve en tous les jeux, qu'après chaque partie on remet tout en place, de
façon qu'un essai ne dépende jamais du précédent. Toutefois il faut distinguer
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 120
les jeux de hasard, où cette condition est essentielle, des jeux d'adresse, où elle
n'est réalisée que dans les choses et non dans celui qui essaie. Nul n'appelle
chance alors les merveilleux effets de l'entraînement qui font que, tout étant
remis en place, ce qui était difficile devient peu à peu facile. Personne non
plus n'appelle mauvaise chance cette maladresse qui vient de ce que l'entraî-
nement a été longtemps abandonné. Mais il y a une autre suite dans les jeux
d'adresse, et qui vient d'une imagination malheureuse ; car celui qui croit qu'il
tombera tombe souvent. L'idée du malheur appelle ainsi le malheur, et cette
prédiction à soi se peint en caractères assez clairs sur le visage. D'où l'on dit
indifféremment n'avoir point de bonheur ou n'avoir point de chance. Ce qu'il
faut remarquer ici, et qui est de nature à étonner, c'est que ce visage malheu-
reux, qui annonce si bien l'action manquée, et qui même physiologiquement
l'explique, ne fait rien aux jeux de hasard. Ici la mécanique du jeu est réglée
de façon que la disposition des muscles du joueur n'entre point dans l'évé-
nement et n'y puisse point entrer. Même si ce n'est point une main indifférente
qui pousse la roulette ou qui donne les cartes, tout est réglé de façon que les
passions, quoiqu'elles changent alors quelque chose, ne puissent expliquer la
différence entre rouge et noir, ou pair et impair. Par ce côté encore, le jeu de
hasard est le dernier refuge contre la mauvaise chance. Cette idée y est donc
importée ; elle n'est pas ici à sa place ; elle y est étrangère.
Qu'elle vienne des jeux d'adresse et des travaux, cela n'est point non plus
vraisemblable. Car l'imagination ne trouble que les premières actions ; et il est
d'expérience que ces difficultés sont bientôt vaincues par l'entraînement. Tou-
tefois il en pourrait bien rester quelque trace en ceux qui ont perdu courage, et
qui n'ont point suivi leurs premiers essais. C'est certainement une partie de la
mauvaise chance que cette condamnation de soi qui se lit sur le visage. Mais
observons ce signe puissant ; il se reflète sur le visage d'autrui ; il est renvoyé
sans qu'on y pense, et porte condamnation dans toutes les affaires où le prin-
cipal est de persuader. C'est ici, dans ce monde humain, que court la chance
impalpable, la chance bonne ou mauvaise. Dès qu'il s'agit de plaire, c'est un
obstacle invincible si l'on fait signe qu'on est assuré de n'y pas réussir, car cela
seul déplaît. Et, comme l'autre renvoie le signe, et d'avance condamne le mal-
heureux, il résulte de là que le regard humain a trop de puissance, et souvent
en use sans ménagements, par ce signe du mépris assuré qui paralyse. Et
certes, celui qui, par ses propres signes, fait naître ce signe sur les visages,
peut bien dire qu'il n'a pas de chance. La beauté aussi donne chance ; mais l'on
est amené à dire que l'on peut plaire sans beauté, et, en toutes actions, forcer le
jugement par les signes de la confiance en soi, de l'espérance et du courage.
Voilà l'essentiel et le premier moment de la chance. Maintenant voici com-
ment les effets s'en développent d'un essai à l'autre, dans toutes les actions où
il s'agit de persuader et enfin d'avoir crédit, et même dans le cas où un essai ne
dépend point du précédent par l'enchaînement matériel. C'est déjà beaucoup
que les autres nous jugent naturellement sur les effets et attendent de nous
quelque chose qui ressemble à ce que nous leur avons déjà montré. Les affai-
res humaines dépendent de tant de causes dont beaucoup ne se voient jamais,
que la pratique conduit à juger des moyens de l'homme d'après le succès. C'est
ce qui donne déjà un immense avantage pour le second coup, si l'on a gagné le
Alain (Émile Chartier) (1927), Les idées et les âges (livres I à IX) 121
premier. L'effet inverse est encore plus puissant, parce que les hommes d'âge,
de qui tout dépend, sont plus sujets à se défier qu'à se fier. C'est pourquoi
l'ambitieux marche naturellement de succès en succès ou de revers en revers.
Il se sent porté, ou bien il se sent glisser. Mais surtout l'ambitieux sait cela. Il
prend confiance par la confiance d'autrui, et défiance par la défiance. Le
moindre succès le rend plus décidé, et en même temps plus agréable à voir.
Au contraire les échecs aigrissent, rendent maladroit et hésitant, et en même
temps odieux à voir, ou tout au moins importun, non par réflexion, car les
hommes ont aussi pitié et secourent volontiers les faibles, mais par un effet
immédiat, qui fait que l'observateur doute de lui-même en même temps que du
solliciteur triste. En sorte que l'effet du triste visage n'est souvent que du
premier moment, mais suffit aussi à mettre en fuite l'homme aigri. On pourrait
dire qu'une certaine expérience de ne point trop plaire est ce qui fait qu'on
persiste ou qu'on revient, ce qui, par les services réels, finit par vaincre la
chance. Au rebours, la certitude de plaire rend quelquefois un échec trop
amer, et en général rend faible contre les gens tristes ou fatigués ; on renonce
alors trop vite. De toute façon les signes de l'antipathie, réelle ou supposée,
nous arrêtent net. Nous cherchons tous chance et bonheur dans les signes. La
superstition du mauvais Sil est des plus puissantes, des plus anciennes, et des
plus résistantes. On se détourne de ces visages dont on croit qu'ils portent
malheur, et cela est vrai du solliciteur comme du sollicité. Heureusement il y a
plus d'un chemin. Toujours est-il que, les causes de l'ordre extérieur, et même
de l'ordre humain pris en masse, étant indifférentes par leurs variétés et leurs
inépuisables combinaisons, l'imagination, qui joue de visage à visage, règle
seule ou presque les démarches de l'ambition. Cela n'est plus un jeu, c'est
même le contraire d'un jeu, puisque alors le coup suivant dépend du précé-
dent, quoique par d'invisibles liens. La jeunesse mûrit toujours trop vite, et
souvent mal, aux yeux de la gloire, de l'envie et de la pitié. Vient alors l'idée
d'attendre sa chance, de la suivre, d'en profiter, ou bien de l'accuser au lieu de
s'y résigner. On remarquera la puissance de la politesse, qui a pour fin
notamment de réduire ces messages favorables ou funestes que portent les
visages et les accueils. Mais aussi les moindres signes prennent un sens
effrayant par cette économie des signes et il arrive souvent que l'absence de
signes met encore plus promptement en fuite l'homme timide, qui est le même
que l'homme ambitieux. Ces jeux du visage humain disposent assez à penser
qu'une suite de succès annonce d'autres succès, comme une suite de revers
annonce d'autres revers. Telle est l'origine de cette idée paradoxale que les
coups heureux et malheureux forment des séries. Idée qui n'est nullement
fondée dans le jeu du hasard. Car cette expression de hasard veut dire, il me
semble, uniquement que de telles séries de biens et de maux sont tout à fait
écartées, par cette loi que le coup suivant ne dépend nulle ment du précédent,
ni des passions du joueur. Mais comme justement le joueur vient chercher ici
le remède à ces sottises du cSur, à cette crainte des signes, et enfin à cette
maladie de l'ambition, il n'est pas étonnant qu'il apporte avec lui cette idée de
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